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Sabre yatagan de l'Empire Ottoman : une création de Bernard Delor, coutelier d'art

MessagePosté: Jeu 11 Nov 2010 08:38
de Metal Connexion
Bonjour Bernard,
on voit souvent sur le forum de jeunes couteliers qui souhaitent se lancer dans la conception d'une grande lame.
Concernant le Yatagan que tu nous présentes, quelles sont les difficultés techniques que l'on rencontre par rapport à une lame plus modeste ?
Quelle est l'étape de la conception, que tu estimes la plus critique et qui nécessite une expérience solide ?
Nourris-tu des appréhensions sur la suite du projet ou estimes-tu à ce stade que le plus dur a été fait ?

Re: Sabre yatagan de l'Empire Ottoman : une création de Bernard Delor, coutelier d'art

MessagePosté: Jeu 11 Nov 2010 13:50
de BDelor
Metal Connexion a écrit:Bonjour Bernard,
on voit souvent sur le forum de jeunes couteliers qui souhaitent se lancer dans la conception d'une grande lame.
Concernant le Yatagan que tu nous présentes, quelles sont les difficultés techniques que l'on rencontre par rapport à une lame plus modeste ?

Très bonne question ! C'est souvent le désir de réaliser des lames longues (sabres, épées, etc...) qui amène des jeunes à s'intéresser à la forge et à la coutellerie artisanale. Il suffit de parcourir les forums consacrés au sujet pour constater que l'idée est récurrente. Les demandes d'aide, de tutoriel, pour forger, qui un katana, qui une épée mérovingienne, sont fréquentes, et souvent de la part de novices pleines d'enthousiasme mais dont c'est aussi le tout premier contact avec le métier.
En fait, les difficultés inhérentes à la fabrication d'une lame longue sont bien plus importantes que celles rencontrées lors de la forge d'une lame de couteau. A cela il y a de nombreuses raisons :

  • la quantité de matière à travailler : manipuler une lame de couteau de quelques dizaines de grammes et quelques centimètres de long est aisé. Manipuler un barreau d'acier de quelques kilos et long d'un mètre, porté au rouge, est malaisé et fatiguant sur la durée, alors même que le travail sera de toute façon bien plus long.
  • le temps de travail : forger une lame de, disons 80 cm, ne sera pas juste 4 fois plus long que de forger une lame de 20 cm. Il faut donc beaucoup de patience, de régularité, et aussi d'endurance physique, pour atteindre son but, ce qui s'accorde mal avec l'impatience et l'enthousiasme d'une première réalisation. De même, faire l'émouture et le polissage d'une petite lame de couteau est un travail qui nécessite déjà un "certain temps". Le même travail sur une lame de sabre va demander un temps considérable (on parle de semaines pour le polissage traditionnels des lames de katanas).
  • la régularité du travail : avec un peu de soin et d'attention, il n'est pas trop difficile de donner régularité et rectitude à une lame de couteau. Pour une lame longue, la difficulté est bien supérieure car la régularité du forgeage et le respect des cotes (progressivité des épaisseurs, profil de la lame) doivent être assurés sur toute la longueur. Un petit écart de rectitude sur une lame courte se verra peu et pourra même être parfois rattrapé au polissage alors que le même degré d'imprécision sera amplifié par la longueur de la lame et sera irrécupérable a postériori sur une épée ou un sabre.
    Pour donner une image, prenez un crayon et tracez un trait droit, à main levée sur une dizaine de centimètres. Pas trop difficile, n'est-ce pas ? Maintenant faites le même exercice et tracez à main levée un trait droit sur une longueur de un mètre... c'est autre chose, non ?
  • les traitements thermiques : la régularité de chauffe d'une petite lame n'est pas un gros problème. Avec un peu d'habitude - ou quelques moyens techniques - on y parvient sans trop de problème. Une petite forge à gaz ou à charbon suffit, voire pour les plus outillés un petit four de trempe. Avec une lame longue, le tour de main est tout autre, les dimensions du foyer doivent être adaptées, sans parler du four de trempe dont les dimensions relèvent alors du domaine professionnel.
    De plus, le gauchissement à la trempe est quasiment nul sur une petite lame bien préparée, alors qu'il reste toujours un risque sur une lame longue. Il faut alors un bon coup d'œil, beaucoup d'habitude et d'assurance pour rectifier sans casse les éventuelles déformations dans la poignée de secondes qui suit la sortie de trempe.
Pour toutes ces raisons, je déconseille toujours aux nouveau venus de s'attaquer d'office à ce genre de projet, le risque étant de s'y casser les dents et surtout d'y perdre son enthousiasme, ce qui serait dommage, alors qu'avec de la patience et quelques années d'expérience, c'est quelque chose qui pourra ensuite être envisagé plus sereinement.

Metal Connexion a écrit:Quelle est l'étape de la conception, que tu estimes la plus critique et qui nécessite une expérience solide ?
Nourris-tu des appréhensions sur la suite du projet ou estimes-tu à ce stade que le plus dur a été fait ?

En fait il ne s'agit pas de conception à proprement parler car on n'est pas dans la création mais dans le reproduction d'un existant. La difficulté est plutôt de trouver comment parvenir à mettre ses pas dans les traces des anciens maîtres, retrouver les techniques, les tours de main...

Bien sûr, comme je l'ai évoqué ci-dessus, il faut déjà une bonne expérience de la forge pour arriver à ses fins et dans ce domaine, il y a un grand plaisir à sentir que l'on a le bon geste, qui conduit au bon mouvement de matière et qui fait naître naturellement la forme exacte.
La technique de forge est certainement l'une des difficultés majeures de ce type de projet, mais c'est aussi celle que je maîtrise le mieux. Sans parler de préoccupation, je dirais que ce sont les phases ultérieures de montage et de finition qui représentent à mon sens les moments les plus délicats, sans parler de la coordination que cela demande entre les différentes étapes (voir ci-dessous).

Se pose notamment la question des techniques ornementales mises en œuvre. Sur un couteau d'usage courant (je mets à part le cas particulier du couteau d'art et de collection), le montage manche / lame est simplissime : deux plaquettes de part et d'autre de la lame (montage en plate-semelle), ou scellement de la lame dans un cylindre (montage sur soie, demi-soie...etc).
A contrario, lors de la reproduction d'armes blanches anciennes, je prends pour mon travail exemple sur les pièces qui sont parvenues jusqu'à nous, par le biais de collections privées ou de musées. Il s'agit donc rarement d'armes d'usage courant, mais plutôt d'armes d'exception ayant appartenu à des personnages importants, raisons pour lesquelles elles nous sont parvenues. Il va de soi que sur ces pièces là, les matières et le travail des artisans sont également d'exception : or, argent, ivoires pour les matières, sculpture, gravure, ciselure, joaillerie, sertissage, damasquinage, filigranes... De nos jours, ces techniques relèvent systématiquement de l'artisanat d'art, elles sont rarement entre les mains d'une seule et même personne.

Cela m'oblige d'une part à une certaine polyvalence, et d'autre part à savoir m'entourer des talents et des compétences d'autres artisans d'art, mais ces échanges et collaborations sont aussi une particularité très enrichissante dans ce type de projet.

Dans le cas présent, les difficultés que je pressens sont :
  • d'une part la réalisation des nombreuses pièces ornementales : ornement de lame, cache joint du manche, bouterolle et entrée de lame sur l'étui,
  • d'autre part le montage de la poignée, relativement complexe (mitres, plate-semelle composite, cache-joint), avec une mise en forme délicate (les "oreilles") dans une matière de première qualité coûteuse et également assez difficile à obtenir, à priori de l'ivoire.

Nous en reparlerons sûrement dans les jours à venir !

Re: Sabre yatagan de l'Empire Ottoman : une création de Bernard Delor, coutelier d'art

MessagePosté: Jeu 11 Nov 2010 18:16
de lamoksha
Magnifique projet, vraiment !
Prenant le train en marche, je constate que le travail est déjà bien avancé pour l'étirage et la mise en forme finale. Ce qui vient va être tout aussi passionnant, surtout que n'étant pas avare d'explications, c'est un plaisir sans cesse renouvelé de te lire, Bernard, et là, le plaisir est proportionnel à la tâche à accomplir.
J'imagine que la trempe sera un moment spécialement empreint d'émotion, et d'extrême concentration ! J'espère, sans en douter d'ailleurs, que tu auras la gentillesse de nous faire partager cet instant si magique.
à très bientôt pour la suite, nous devons être nombreux à nous languir de voir cette œuvre achevée !
Amicalement, Pat.

Re: Sabre yatagan de l'Empire Ottoman : une création de Bernard Delor, coutelier d'art

MessagePosté: Ven 12 Nov 2010 13:25
de polsk
Ce post arrive pile au bon moment ! Même si tu le déconseilles aux novices, je vais quand même tenter une lame longue en damas cet hiver : j'en ai déjà forgé une en fer et une plus petite en acier, ça aurait pu être pire, bref l'échec ne me découragera pas et je ferais sûrement appel a tes conseils.
Peux-tu approfondir le "décalaminage à l'acide" ?
Cette technique m'intéresse fortement vu la capacité de la calamine à ruiner les limes. Puis c'est peut être un moyen de faire une délimitation très net entre brut de forge et poli miroir !
PS : Pourquoi as-tu soudé en sandwich la soie : manque de matière sur la trousse de départ ou technique d'époque ?

Re: Sabre yatagan de l'Empire Ottoman : une création de Bernard Delor, coutelier d'art

MessagePosté: Ven 12 Nov 2010 17:44
de BDelor
lamoksha a écrit:J'imagine que la trempe sera un moment spécialement empreint d'émotion, et d'extrême concentration ! J'espère, sans en douter d'ailleurs, que tu auras la gentillesse de nous faire partager cet instant si magique.

Merci Pat ! Comme tu l'as deviné, la trempe est un moment de grande tension et de grande concentration. Ne t'attends pas à une ribambelle de photos de cette étape, à ce moment là je ne supporte personne dans mes pattes plus de 5 minutes.
A bientôt donc pour la suite du travail...
polsk a écrit:Ce post arrive pile au bon moment !! Même si tu le déconseille aux novices je vais quand même tenter une lame longue en damas cet hiver, j'en ai déja forgé une en fer et une plus petite en acier, ça aurait pus être pire, bref l'échec ne me découragera pas et je ferais surement appel a tes conseils.

Tu es grand et prévenu ! De toute façon, quoiqu'il arrive il y a toujours un enseignement à en retirer. "Learn by fail and succeed." (Karl Popper, si je ne m'abuse...)
polsk a écrit:Peux-tu approfondir le "décalaminage à l'acide" ? Cette technique m'intéresse fortement vu la capacité de la calamine à ruiner les lime.

Il suffit de laisser tremper la lame une nuit dans de l'acide phosphorique. Ensuite un coup de brosse métallique permet d'éliminer la quasi totalité de la calamine. Pou préserver une partie de la calamine il faudrait mettre partiellement en trempe, je ne suis pas sûr que le résultat soit très esthétique. De toute façon le nettoyage ne supprime pas l'aspect brut de forge, c'est le polissage seulement qui le permet.
polsk a écrit:PS : Pourquoi as-tu soudé en sandwich la soie : manque de matière sur la trousse de départ ou technique d'époque ?

Un peu des deux. J'ai préféré garder une seule trousse homogène plutôt que de rajouter de la matière en préparant une seconde trousse et en la soudant à la première. Par ailleurs, dans le passé, la rareté de l'acier conduisait souvent à le réserver pour le seul tranchant, cette manière de faire est donc tout à fait plausible. Aucune crainte de faiblesse, qui plus est, compte tenu de la la surface importante de soudure du sandwich.

Re: Sabre yatagan de l'Empire Ottoman : une création de Bernard Delor, coutelier d'art

MessagePosté: Ven 12 Nov 2010 23:21
de BDelor
Suite des opérations...
Une fois le travail de forge terminé, il faut commencer à mener plusieurs choses de front.

Préparer la mise en forme quasi définitive de la lame avant la trempe : après avoir reçu, en fin de forgeage, normalisations et recuit, la lame peut commencer à être travaillée au backstand. Plutôt que de former l'émouture au marteau pendant le forgeage, je préfère garder un excédent de matière et la tailler ensuite à la bande abrasive de manière à couper dans les couches du feuilleté ce qui aura pour effet de les rendre plus visibles.

Dégrossissage à la bande grain 50
Dégrossissage à la bande grain 50


La lame est conforme au gabarit qui a servi de guide pendant le forgeage. La plate-semelle sera bien entendu raccourcie pour correspondre aux dimensions de la poignée. D'ailleurs la poignée est justement le prochain point dont je dois me préoccuper !


Choix du type de poignée
Les poignées de yatagans présentent toutes les mêmes caractéristiques génériques :
  • montage en plate-semelle (quelques exceptions pour des manches entièrement en métal repoussé, principalement sur les yatagans de la région des balkans)
  • extrémités en "oreilles"
  • cache joint plus ou moins ouvragé.

Mais si l'on y regarde de plus près, à partir de cette base, les formes peuvent varier sensiblement. J'ai donc préparé pour le client quelques esquisses rapides de manière à l'aider à faire son choix.









La figure 1 dénote une influence balkanique, c'est une géométrie qui rappelle celle ces couteaux crétois.
La figure 2 évoque davantage les influences indo-persanes.
Les figures 3 et 4 correspondent aux formes les plus usuelles, et aussi les plus caractéristiques de ce type d'arme. Malheureusement, du fait de l'écartement important des "oreilles", ce sont aussi les plus difficiles à réaliser de nos jours : il faut en effet disposer d'une quantité de matière importante pour pouvoir tailler d'une seule pièce la plaquette de la poignée ET l'oreille qui est très excentrée. Historiquement, ces pièces étaient tirées de défenses de morses, elles seules étant suffisamment massives.

L'importation aux États-Unis (destination finale de ce yatagan) de matières en provenance de mammifères marins étant très contrôlée, il faut s'acquitter de formalités douanières compliquées, avec le risque toujours possible de voir la pièce bloquée en douane. Je préfère éviter ce genre de situation et rechercher d'autres possibilités, lesquelles ne sont pas nombreuses car le client souhaite - quelle que soit la matière - que l'on conserve la couleur blanche de l'ivoire de morse.

  • ivoire d'éléphant : parfait en terme de dimensions, utilisation sujette à autorisation sur le territoire, mais surtout importation aux États-Unis impossible
  • os : rendu après polissage presque aussi beau que l'ivoire, mais épaisseur incompatible avec les dimensions envisagées, sauf à se rabattre sur une poignée du type de la figure 1.
  • ivoire de mammouth : très comparable à l'ivoire d'éléphant, beau rendu, plus difficile à travailler et surtout plus difficile à trouver dans les dimensions requises et sans défaut (le plus souvent les défenses de mammouth se délitent en couches concentriques. Il est difficile de mettre la main sur de la matière bien homogène, sans défaut ni fissure, car le marché chinois - artisanat local oblige - rafle la quasi totalité de la production mondiale).
  • corne : difficile à trouver dans la couleur recherchée, et historiquement peu conforme...
  • ivoire de synthèse : très correct mais un peu"cheap" par rapport à la pièce réalisée.

En fin de compte, il est probable que l'ivoire de mammouth, quoique très coûteux, soit la meilleure approche.

Re: Sabre yatagan de l'Empire Ottoman : une création de Bernard Delor, coutelier d'art

MessagePosté: Sam 13 Nov 2010 09:57
de lamoksha
Passionnant !
Je me souviens d'un post où Achim évoquait des dimensions assez impressionnantes au sujet de certaines parties d'os de girafe en sa possession, dotées par ailleurs d'une solidité assez extraordinaire.
A priori, c'est peut-etre une piste à considérer.
Bien amicalement.

Re: Sabre yatagan de l'Empire Ottoman : une création de Bernard Delor, coutelier d'art

MessagePosté: Sam 13 Nov 2010 10:14
de BDelor
Oui, l'os de girafe est particulièrement solide, en effet. Je crains de ne pas y trouver la quantité de matière ou la forme nécessaire pour le déport à l'arrière du manche, mais j'en reparlerai avec Achim. Merci de l'idée !

Pour le moment je suis en discussion avec un fournisseur d'ivoire de mammouth.

Le client, quant à lui, s'est prononcé pour une forme pas trop massive, (donc d'office pas celle de la figure 4 montrée ci-dessus), plutôt quelque chose de fluide et élancé, comme des ailes dans le prolongement de la lame. La meilleure manière de fixer les idées sera de faire une ébauche en bois...

Re: Sabre yatagan de l'Empire Ottoman : une création de Bernard Delor, coutelier d'art

MessagePosté: Sam 13 Nov 2010 10:17
de bryan
c'est vraiment passionnant comme sujet !
Quelques questions :
    Sur une lame de cette longueur , quelle épaisseur laisse tu sur le fil pour la trempe ?
    Vas-tu réaliser la trempe dans un bac horizontal ou vertical ?

Re: Sabre yatagan de l'Empire Ottoman : une création de Bernard Delor, coutelier d'art

MessagePosté: Sam 13 Nov 2010 12:24
de BDelor
bryan a écrit:Sur une lame de cette longueur , quelle épaisseur laisse tu sur le fil pour la trempe ?

Guère plus que sur une lame de couteau, 2-3 mm environ
bryan a écrit:Vas-tu réaliser la trempe dans un bac horizontal ou vertical ?

Il s'agit dune trempe intégrale dans un bac vertical. Je préfère éviter d'avoir un gradient de température entre le tranchant et le dos de lame. La lame étant assez large, son épaisseur est faible afin que le poids soit raisonnable, et donc la trempe peut être délicate et je ne tiens pas à prendre des risques superflus.