Metal Connexion a écrit:Bonjour Bernard,
on voit souvent sur le forum de jeunes couteliers qui souhaitent se lancer dans la conception d'une grande lame.
Concernant le Yatagan que tu nous présentes, quelles sont les difficultés techniques que l'on rencontre par rapport à une lame plus modeste ?
Très bonne question ! C'est souvent le désir de réaliser des lames longues (sabres, épées, etc...) qui amène des jeunes à s'intéresser à la forge et à la coutellerie artisanale. Il suffit de parcourir les forums consacrés au sujet pour constater que l'idée est récurrente. Les demandes d'aide, de tutoriel, pour forger, qui un katana, qui une épée mérovingienne, sont fréquentes, et souvent de la part de novices pleines d'enthousiasme mais dont c'est aussi le tout premier contact avec le métier.
En fait, les difficultés inhérentes à la fabrication d'une lame longue sont bien plus importantes que celles rencontrées lors de la forge d'une lame de couteau. A cela il y a de nombreuses raisons :
- la quantité de matière à travailler : manipuler une lame de couteau de quelques dizaines de grammes et quelques centimètres de long est aisé. Manipuler un barreau d'acier de quelques kilos et long d'un mètre, porté au rouge, est malaisé et fatiguant sur la durée, alors même que le travail sera de toute façon bien plus long.
- le temps de travail : forger une lame de, disons 80 cm, ne sera pas juste 4 fois plus long que de forger une lame de 20 cm. Il faut donc beaucoup de patience, de régularité, et aussi d'endurance physique, pour atteindre son but, ce qui s'accorde mal avec l'impatience et l'enthousiasme d'une première réalisation. De même, faire l'émouture et le polissage d'une petite lame de couteau est un travail qui nécessite déjà un "certain temps". Le même travail sur une lame de sabre va demander un temps considérable (on parle de semaines pour le polissage traditionnels des lames de katanas).
- la régularité du travail : avec un peu de soin et d'attention, il n'est pas trop difficile de donner régularité et rectitude à une lame de couteau. Pour une lame longue, la difficulté est bien supérieure car la régularité du forgeage et le respect des cotes (progressivité des épaisseurs, profil de la lame) doivent être assurés sur toute la longueur. Un petit écart de rectitude sur une lame courte se verra peu et pourra même être parfois rattrapé au polissage alors que le même degré d'imprécision sera amplifié par la longueur de la lame et sera irrécupérable a postériori sur une épée ou un sabre.
Pour donner une image, prenez un crayon et tracez un trait droit, à main levée sur une dizaine de centimètres. Pas trop difficile, n'est-ce pas ? Maintenant faites le même exercice et tracez à main levée un trait droit sur une longueur de un mètre... c'est autre chose, non ?
- les traitements thermiques : la régularité de chauffe d'une petite lame n'est pas un gros problème. Avec un peu d'habitude - ou quelques moyens techniques - on y parvient sans trop de problème. Une petite forge à gaz ou à charbon suffit, voire pour les plus outillés un petit four de trempe. Avec une lame longue, le tour de main est tout autre, les dimensions du foyer doivent être adaptées, sans parler du four de trempe dont les dimensions relèvent alors du domaine professionnel.
De plus, le gauchissement à la trempe est quasiment nul sur une petite lame bien préparée, alors qu'il reste toujours un risque sur une lame longue. Il faut alors un bon coup d'œil, beaucoup d'habitude et d'assurance pour rectifier sans casse les éventuelles déformations dans la poignée de secondes qui suit la sortie de trempe.
Pour toutes ces raisons, je déconseille toujours aux nouveau venus de s'attaquer d'office à ce genre de projet, le risque étant de s'y casser les dents et surtout d'y perdre son enthousiasme, ce qui serait dommage, alors qu'avec de la patience et quelques années d'expérience, c'est quelque chose qui pourra ensuite être envisagé plus sereinement.
Metal Connexion a écrit:Quelle est l'étape de la conception, que tu estimes la plus critique et qui nécessite une expérience solide ?
Nourris-tu des appréhensions sur la suite du projet ou estimes-tu à ce stade que le plus dur a été fait ?
En fait il ne s'agit pas de conception à proprement parler car on n'est pas dans la création mais dans le
reproduction d'un existant. La difficulté est plutôt de trouver comment parvenir à mettre ses pas dans les traces des anciens maîtres, retrouver les techniques, les tours de main...
Bien sûr, comme je l'ai évoqué ci-dessus, il faut déjà
une bonne expérience de la forge pour arriver à ses fins et dans ce domaine, il y a un grand plaisir à sentir que l'on a le bon geste, qui conduit au bon mouvement de matière et qui fait naître naturellement la forme exacte.
La technique de forge est certainement l'une des difficultés majeures de ce type de projet, mais c'est aussi celle que je maîtrise le mieux. Sans parler de préoccupation, je dirais que ce sont les phases ultérieures de montage et de finition qui représentent à mon sens les moments les plus délicats, sans parler de la coordination que cela demande entre les différentes étapes (voir ci-dessous).
Se pose notamment la question des
techniques ornementales mises en œuvre. Sur un couteau d'usage courant (je mets à part le cas particulier du couteau d'art et de collection), le montage manche / lame est simplissime : deux plaquettes de part et d'autre de la lame (montage en plate-semelle), ou scellement de la lame dans un cylindre (montage sur soie, demi-soie...etc).
A contrario, lors de la reproduction
d'armes blanches anciennes, je prends pour mon travail exemple sur les pièces qui sont parvenues jusqu'à nous, par le biais de collections privées ou de musées. Il s'agit donc rarement d'armes d'usage courant, mais plutôt d'armes d'exception ayant appartenu à des personnages importants, raisons pour lesquelles elles nous sont parvenues. Il va de soi que sur ces pièces là, les matières et le travail des artisans sont également d'exception : or, argent, ivoires pour les matières, sculpture, gravure, ciselure, joaillerie, sertissage, damasquinage, filigranes... De nos jours, ces techniques relèvent systématiquement de l'artisanat d'art, elles sont rarement entre les mains d'une seule et même personne.
Cela m'oblige d'une part à une certaine polyvalence, et d'autre part à savoir m'entourer des talents et des compétences d'autres artisans d'art, mais ces échanges et collaborations sont aussi une particularité très enrichissante dans ce type de projet.
Dans le cas présent, les difficultés que je pressens sont :
- d'une part la réalisation des nombreuses pièces ornementales : ornement de lame, cache joint du manche, bouterolle et entrée de lame sur l'étui,
- d'autre part le montage de la poignée, relativement complexe (mitres, plate-semelle composite, cache-joint), avec une mise en forme délicate (les "oreilles") dans une matière de première qualité coûteuse et également assez difficile à obtenir, à priori de l'ivoire.
Nous en reparlerons sûrement dans les jours à venir !